Dans l’arrondissement de Cherchell

        A 100 kilomètres à l’ouest d’Alger

                        LE CAMP DE REGROUPEMENT DE MESSELMOUNE

                                                           (1958-1962)


Ils étaient 2378 montagnards dont 286 enfants enserrés sur la plage de Messelmoune, d’une étendue de trois hectares environ, à l’ouest de l’embouchure de l’oued dont elle porte le nom.

Déplacés de force, ils avaient quitté, en pleine chaleur de l’été 1958, la montagne du Dahra qui domine la côte - ouest du littoral Cherchellois. Dans la cartographie militaire, cette zone, située à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, représentait un sous-quartier placé sous le contrôle direct du Deuxième Bureau du 22 ème régiment d’infanterie, installé depuis deux ans dans la région de Ténès.

Pour la population de ces montagnes en guerre, tout a basculé un lundi 25 août 1958. Des soldats français patrouillaient à Titouilt, dans le douar Bouhlal, entre les hameaux de Hayouna et de Mesker, quand ils tombèrent dans une embuscade tendue par les maquisards de l’ALN. L’accrochage très sévère fit des morts et des blessés. Le Deuxième Bureau dirigé par le lieutenant Lacoste réagit immédiatement en procédant à un vaste ratissage.  L’opération menée par de nombreux soldats et des harkis de Anneb et d’Aghbal dura trois jours. La population fut évacuée et toutes les maisons brûlées. Les flammes étaient vues de Cherchell, à vingt kilomètres à la ronde.

                      Le déplacement forcé

Récit de Fatma Arridj, âgée de 75 ans, rencontrée à Messelmoune où elle réside. 

« J’habitais une masure à Immalayou, près d’un oued, à un kilomètre au sud de Hayouna. Je me trouvais à la maison avec mes quatre enfants (un garçon et trois filles dont une handicapée), quand les soldats français ont défoncé la porte. Je n’avais jamais vu de Français avant la guerre. Ils nous ont sortis sans ménagement et ont mis le feu à ma demeure. Mon mari était dans la forêt voisine.

Nous avons retrouvé les autres membres de la famille Arridj, sortis eux aussi de force de leur maison. Ainsi regroupés, nous avons été, en colonne par deux, conduits au centre de Hayouna. Je n’avais rien pris avec moi. D’ailleurs je n’avais pas grand-chose. Issue d’une famille très pauvre de Souahlia, j’ai été mariée, à l’âge de dix-sept ans, à Mohamed Arridj, veuf avec deux filles et deux garçons dont l’un avait presque mon âge.  

Les maquisards étaient arrivés à Hayouna au début de l’été 1956. Ils venaient de la ville de Cherchell, des gars instruits, à l’allure sportive, me disait mon mari. Comme les autres femmes d’Immalayou, je leur préparais les repas. L’ALN – el djeich comme on l’appelait - tenait à payer la nourriture. J’ai su que mon mari leur servait de guide dans les sentiers de cette montagne qu’ils foulaient pour la première fois.

Au printemps 1958,  l’armée française procéda à  un grand ratissage, à la suite d’une embuscade meurtrière tendue par les maquisards, à Attrache, pas loin d’Immalayou. Les soldats sont venus nous interroger pour savoir si des « fellagas » étaient passés chez nous. Puis les avions ont commencé à bombarder Hayouna et les environs. Ce fut l’enfer. J’ai pris mes enfants et me suis mise à courir dans tous les sens. Deux bombes sont tombées tout près de moi. Sous les bombardements, mon fils Djelloul âgé de 13 ans est mort. Ma fille, Aïcha, fut grièvement blessée. Je l’ai retirée de sous les décombres, brûlée. Elle avait cinq ans.

Cette année était terrible. Nous vivions la guerre chaque jour, quand, vers la fin du mois d’août, les militaires nous ont sortis des maisons pour nous emmener loin de chez nous. Le déplacement s’est fait dans des camions militaires. Je n’ai cessé de pleurer tout le long du voyage. Ma fille handicapée souffrait.

 Nous sommes arrivés, sur la route goudronnée, exténués. La nuit tombait. Sur la plage, nous avons dormi sans manger. Nous étions sans toit. Dans les ténèbres. Les femmes, sous le choc, pleuraient sur leur sort. Les harkis rôdaient autour de nous. Ils nous faisaient peur. La peur de l’humiliation. Mes enfants, dénudés, se sont blottis contre moi. Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Au petit matin, je voyais la mer tout près de moi. J’y ai mis les pieds pour la première fois.  Du haut de Hayouna, elle me paraissait une étendue lointaine, insaisissable.

Pour protéger mes enfants des rayons du soleil qui commençait à frapper fort, je suis allée, avec d’autres femmes, à la lisière de la forêt qui s’étalait le long de la route étroite, ramasser des branchages pour construire une petite hutte.

Les soldats sont passés nous remettre un morceau de pain et une tomate chacun. « Pour la journée », nous ont-ils dit.  Je garde en mémoire cette journée passée, pour la première fois,  loin de chez moi. Le désœuvrement m’accablait. J’étais là à attendre à ce qu’on me donne un morceau de pain, moi qui n’ai jamais demandé l’aumône.  

Les premiers jours, il y a eu beaucoup de morts au camp. Surtout chez les enfants qui succombaient à la dysenterie. Les militaires, qui nous avaient entassés dans ce réduit, semblaient dépassés. Nous étions arrivés en catastrophe. Rien n’avait été prévu. Ni abri, ni sanitaires, ni ramassage des déchets. Les détritus s’amoncelaient. Heureusement qu’il y avait les vagues boueuses pour les balayer.

Les nuits étaient fraîches. On ne nous a remis des couvertures qu’aux premières averses.

Notre quotidien commença à s’améliorer avec l’arrivée, quelques jours après, des gens de Souahlia qui avaient ramené avec eux des vivres et des chèvres. Les hommes ont pu trouver du travail. Ils se sont employés comme manœuvres dans la construction des logements pour les harkis. Certains, recrutés dans les groupes d’auto-défense, recevaient une petite solde. Le camp, surveillé à partir de la tour élevée au bord de la route goudronnée, fut entouré d’une double rangée de fils barbelés ne laissant qu’une seule issue.

Les militaires nous ont fourni des matériaux pour construire des gourbis. Un jeune médecin militaire français, installé dans une cabane à l’entrée du camp, recevait chaque jour beaucoup de malades, des enfants surtout. Des enfants sans souliers, portant pour tout habit une longue camisole.

Au début de l’année 1960, les militaires m’ont permis de me rendre à Staouéli pour faire soigner ma fille Aïcha dont l’état de santé empirait. La nièce de mon mari m’a hébergée. Pour subvenir à nos besoins, mon fils Mohamed s’est employé comme garçon de ferme chez un colon. Ma fille est morte le 10 juillet de la même année. Elle est enterrée au cimetière de Sidi Ferruch. Je suis retournée au camp, à Messelmoune, où mon père nous a rejoints à sa sortie de la prison de Gouraya.

En 1961, soit trois années après notre arrivée au camp, la situation a changé. Le comportement des militaires s’est humanisé. Notre quotidien s’est amélioré  Les hommes pouvaient aller travailler dans les champs voisins, chez les colons d’Oued Sebt. On nous a même autorisés à retourner à la montagne pour la collecte des figues puis des olives. Arrivée à Hayouna, j’ai trouvé la désolation. Quelques arbres avaient survécu à la guerre. Les hameaux étaient calcinés.

Au cessez-le-feu, nous nous trouvions au camp. La fin de la guerre fut un soulagement. Nous sommes retournés à Immalayou quelques jours après.  Le 3 juillet, je suis redescendue à Messelmoune avec mon mari pour voter. P Je suis remontée de nouveau après les fêtes de l’indépendance. La cueillette des olives finie, toute la grande famille Arridj a quitté la montagne.  A Messelmoune, nous avons occupé les maisons en dur abandonnées par leurs occupants. C’étaient les maisons que les hommes du camp, soumis à la corvée, avaient construites pour les harkis.

Quelques semaines plus tard, le camp fut rasé. Aujourd’hui, sur la plage, l’été venu, les gens y plantent des parasols aux couleurs verdoyantes, mais, moi, j’y vois toujours le gourbi où j’ai passé une partie de ma vie dans la misère et la peur de l’humiliation. » 

      LE REGROUPEMENT MASSIF DES POPULATIONS

Le procédé du regroupement massif des populations fut appliqué à une grande échelle par le gouvernement français en 1958. Ce n’était pas nouveau. En 1845, dans son « Etude sur l’insurrection du Dahra », l’officier de l’Armée d’Afrique, Charles Richard, écrivait : « La première des choses à faire pour enlever aux agitateurs leurs leviers, c’est d’agglomérer les membres épars du peuple, d’organiser toutes les tribus qui nous sont soumises en « zemalas » (campements)…Les Arabes ainsi emprisonnés seraient à notre disposition… » 


                      LES CAMPS DE L’ARRONDISSEMENT DE CHERCHELL

                             (1959)

En 1959, l’administration  de l’arrondissement de Cherchell a recensé douze camps de regroupements placés sous le contrôle du Deuxième Bureau du 22 ème régiment d’infanterie.

Sur le littoral : 

  • Messelmoune: 2378 personnes
  • Oued Sebt: 787 personnes
  • Fontaine du  Génie: 1296 personnes
  • Novi: 1666 personnes
  • Cherchell: 2678 personnes

Dans la montagne :

  • Bouzerou: 1523 personnes
  • Rhardous-sud: 137  personnes

    Rhardous-nord: 2026 personnes

    Issabène: 1272personnes

    Marceau: 3003  personnes  

  •  Ferdjana:259 personnes

  •  Zurich: 772 personnes

  •   Marabout-Sidi Simiane: 3012 personnes

Soit 21 991 montagnards dont 2235 enfants resserrés dans des camps. 

TAMLOUL

                        au sud de Rhardous

Témoignage d’un déporté : Hammiche Djelloul

Agé de 75 ans, Hammiche Djelloul vit dans la montagne, à Sidi Djillali, à plus de vingt kilomètres au sud de la route nationale (Cherchell-Ténès).

Au mois de mars 1959, il est conduit de force au camp de regroupement de Rhardous-Tamloul, accompagné de sa mère, son épouse, ses trois frères et sa sœur. Après les avoir chassés de leur maison, les militaires et les harkis ont tout brûlé, se souvient-il de cette terrible journée.

Hammiche Djelloul raconte :

Je suis né à Bouyali, en pleine montagne. Comme tous les enfants de cette région des Ouled Larbi du douar Sidi Semiane, j’ai passé mon enfance et mon adolescence au milieu des chèvres que je conduisais dans les près. Devenu adulte avant l’âge, je suis descendu dans la plaine de la Mitidja pour travailler dans les fermes des colons. Je travaillais tantôt dans les écuries tantôt comme ouvrier agricole à la saison des vendanges. Des étoiles aux étoiles pour un maigre salaire. J’ai connu la misère.

Les maquisards de l’ALN, venus dans la région de Rhardous l’été 1956, ont demandé aux gens de ne plus travailler chez le colon. Ils m’ont confié des tâches de sabotages des poteaux téléphoniques et de surveillance des convois des militaires français.

Les harkis qui accompagnaient les soldats, lors des ratissages, volaient notre nourriture.

Au mois de mars 1959, après avoir tout brûlé sur leur passage, les militaires m’ont envoyé moi et ma famille dans un lieu appelé Tamloul, situé entre deux chemins, au sud de Sidi Semiane. Un vaste terrain entouré de plusieurs lignes de barbelés. On a pu emporter quelques effets, de la nourriture et du bétail (vaches et chèvres). Le reste a été la proie du feu. A Tamloul, des gens ont été amenés des hameaux environnants. Les familles étaient réparties en ilots. Les premiers jours étaient terribles. A la faim s’ajoutaient les brimades des harkis.

On nous a permis de travailler dans un périmètre bien délimité. Au-delà, c’était la mort qui nous attendait. J’ai assisté à la mort des enfants et des vieillards. Il y avait une infirmerie au camp, mais elle ne suffisait pas tellement il y avait de malades. Les trois fontaines installées à l’une des deux placettes ne suffisaient pas non plus.

Nous étions surveillés. Nous avions perdu l’intimité dans laquelle nous avions vécu à la montagne.

Malgré toute la surveillance des harkis et des militaires, des moudjahidines arrivaient à pénétrer dans le camp. Ils venaient se nourrir et se reposer et organiser la résistance. On arrivait à sortir de la nourriture à travers les barbelés que des relais faisaient parvenir aux maquisards restés dans la montagne.

 En 1961, les militaires nous ont demandé de voter pour de Gaulle. Il y avait un bureau de vote au camp. Nous avons appris le cessez-le feu, au mois de mars 1962, par la radio.

A l’indépendance, en 1962, les responsables de l’ALN nous ont laissé le choix de retourner à nos lieux d’origine. Nombreux sont restés. Nous, nous sommes allés à Sidi Djillali, où je vous reçois.

Nous avons reçu l’aide de l’ALN les premiers jours sous forme de sacs de semoule. J’ai repris ma vie de paysan que je mène jusqu’à ce jour.                                                                                               

Par Mohamed Rebah – Chercheur en histoire

 

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